Par le biais d’un
collègue vivant à Paris, j’ai appris, la triste nouvelle du décès du
professeur Jean GANIAGE, survenu en sa demeure parisienne le 20
janvier 2012, à l’âge de 89 ans. En tant qu’historien tunisien et
« ami » du défunt depuis près de quatre ans, le devoir m’incite à
rendre hommage à cet historien-chercheur et spécialiste de
l’histoire moderne et contemporaine de la Tunisie, par cette étude
largement méritée.
Un ami de la
Tunisie :
Pour réaliser une
étude biographique sur les historiens-chercheurs ayant travaillé sur
l’histoire de la Tunisie, j’ai adressé, à l’automne 2009, une petite
lettre au professeur disparu à son adresse parisienne (12è
arrondissement), en quête d’informations précises sur sa vie, son
parcours professionnel et sa production scientifique etc.
Ma surprise fut
grande, lorsque je reçus de mon correspondant, le 19 novembre 2009,
un courrier contenant une biographie détaillée (dactylographiée),
accompagnée d’une lettre très émouvante, rédigée de sa propre main.
Dans sa lettre, le Professeur Jean GANIAGE n’a pas caché son amour
et sa parfaite reconnaissance envers la Tunisie et les Tunisiens, au
début de sa carrière professionnelle, tout en évoquant les bons
souvenirs avec plusieurs de ses étudiants, collègues et amis
tunisiens, qui remontent à plus d’un demi-siècle, notamment son
entrevue avec le leader Habib BOURGUIBA au Palais de Carthage, à
l’occasion de sa participation au 1er colloque
international sur « les
Réactions à
l’occupation française de la Tunisie en 1881 »,
tenu à Sidi Dhrif, du 29 au 31 mai 1981.
Bien qu’il ait quitté définitivement la Tunisie en 1961, suite à un
deuxième séjour qui a duré cinq ans, Jean GANIAGE n’a pas coupé ses
relations avec notre pays soit pour faire des recherches et donner
des cours à l’Université tunisienne en tant que Professeur visiteur,
soit pour participer à des congrès et colloques scientifiques, ou
bien pour se reposer, et ce jusqu’au milieu des années 1980. En
effet, son état de santé, et surtout son choix de travailler
dorénavant sur l’histoire de l’Afrique occidentale et de Madagascar,
au lieu de celle de la
Tunisie et de
l’Afrique du Nord, l’ont - selon ses dires -« éloigné
physiquement de notre cher pays » !
Sa naissance et sa
formation :
Il est né le 8
juin 1923 à Mesnil-Théribus, un village voisin de Beauvais, ville
située au Nord du bassin parisien - sur la rive gauche du Thérain -,
(un affluent de l’Oise). Fils d’un instituteur, il commença sa
scolarité à l’école primaire de Mesnil-Théribus et la poursuivit au
Lycée Félix Faure de Beauvais2. Après avoir obtenu son baccalauréat,
il entre au lycée Louis Le Grand à Paris, où il effectue deux années
préparatoires avant de rejoindre la Sorbonne pour se spécialiser
dans l’étude de l’histoire et de la géographie3.
Un très riche
parcours professionnel :
Après avoir obtenu sa licence, il réussit
l’agrégation d’histoire (session de juin 1946). La même année, il
fut nommé professeur d’enseignement secondaire au Maroc, où il
enseigna au lycée de Mazghan (aujourd’hui Aljadida) et au Lycée
Gouraud à Rabat (1947-19494).
En 1949, il a été muté en Tunisie, en tant que professeur au lycée
CARNOT (1949-1950), Cf. le site électronique de l’Association des
Anciens et Amis du Lycée Carnot, pour pouvoir préparer une thèse
d’Etat en histoire contemporaine sous la direction du Professeur
Charles André JULIEN. Rapidement il retourna en France, où il
enseigna au lycée Félix Faure de Beauvais (1950 -1952), puis de
nouveau au même lycée durant l’année scolaire 1955-1956, après un
détachement de trois ans au Centre National de la Recherche
Scientifique.
En 1956, il
rejoint de nouveau la Tunisie pour enseigner l’histoire moderne et
contemporaine à l’Institut des Hautes Etudes de Tunis, (transformé
depuis octobre de la même année en Ecole Normale Supérieure de
Tunis), après avoir été, dès 1946 le point de départ de l’Université
tunisienne (créée officiellement en novembre 1958). Cet Institut,
resta rattaché à l’Université de Paris jusqu’en 1961.
Jean GANIAGE a
également enseigné à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
de Tunis (l’actuelle Faculté des sciences humaines et sciences
sociales, située Boulevard 9 avril), depuis sa création au début de
l’année universitaire 1958-1959, et en assura la charge de chef du
département d’histoire5. Il résidait
alors à Carthage (banlieue nord de Tunis)
Parallèlement à
l’enseignement, Jean GANIAGE préparait sous la direction de l’ami de
la Tunisie et des Tunisiens, le Pr. Charles André JULIEN, une thèse
d’État sur la Tunisie précoloniale, intitulée: « Les Origines du
Protectorat français en Tunisie : 1861-1881 », soutenue à la
Sorbonne au mois de juin 1957, et obtenue avec la mention « très
honorable avec félicitations du jury à l’unanimité6 ».
Dans ce cadre,
faut-il rappeler que la préparation de cette thèse coïncidait avec
une période critique dans l’histoire du monde, à savoir, la
décolonisation du tiers-monde et particulièrement dans le continent
africain. En effet, une tendance est née dans le milieu des
historiens, qui voyaient que le colonialisme y avait ses racines et
que son existence était justifiée7. Dans sa lecture de l’histoire de
la Tunisie précoloniale, Jean GANIAGE n’échappait pas à cette lignée
!
Jean GANIAGE avait
également rejoint le C.N.R.S. Depuis le début des années 1950,
jusqu’à la fin des années 1990. il avait tissé des relations solides
et régulières avec l’I.N.E.D. « l’Institut National d’Etudes
Démographiques », aux niveaux de la recherche et de la publication8.
Dès son retour en
France en septembre 1961, Jean GANIAGE a été nommé professeur
d’histoire contemporaine à la Faculté des Lettres de Paris, (devenue
plus tard l’Université de la Sorbonne puis l’Université Paris
Sorbonne IV) en remplacement de son directeur de thèse, le Pr.
Charles André JULIEN, parti à la retraite9.
Dans cette prestigieuse
institution, Jean GANIAGE enseignait et encadrait les mémoires de
fin d’études, les magistères, les thèses de doctorat et les travaux
de recherche et d’habilitation universitaires. En 1985, vu sa longue
carrière professionnelle (31 ans) et en récompense d’énormes
services rendus à cette institution, la direction de l’Université de
la Sorbonne lui a décerné le titre de « Professeur émérite à vie »,
une faveur exceptionnelle qui lui a permis de rester engagé dans des
comités scientifiques d’encadrement et de soutenance de tout genre,
portant sur des sujets liés à l’histoire moderne et contemporaine de
la Tunisie et du Maghreb arabe.
Il encadra de nombreux
chercheurs tunisiens préparant des mémoires, des thèses de troisième
cycle et des thèses d’Etat, ainsi que des thèses uniques, dont
certains auteurs sont devenus des notoriétés dans le domaine
historique, à l’instar de :
-
Khalifa CHATER,
Insurrection
et répression dans la Tunisie du XIXe siècle: la mehalla
de Zarrouk au Sahel (1864),
Thèse
de 3è cycle, Paris IV. (Publications
de
l’université de
Tunis,
Tunis
1978, 230 pages).
-
Mohamed Hédi CHERIF, Pouvoir et société dans la Tunisie de
Hussein Ben Ali (1705-1740), 1979, thèse d’Etat, Paris IV.
(Publications de l’université de Tunis, Tunis 1986, 2 tomes).
-
Taoufik BACHROUCH, Formation sociale barbaresque et pouvoir à
Tunis au XVIIe siècle, Thèse de 3è cycle, Paris IV.
(Publications de l’université de Tunis, Tunis 1977).
-
// //, Le Saint et le Prince en Tunisie, thèse d’Etat,
Paris IV. (Publications de l’université de Tunis, Tunis 1989).
-
Taoufik AYADI,
Mouvement réformiste et mouvements populaires à Tunis : (1906-1912),
Thèse de 3è cycle, novembre 1978, Paris IV. (Publications
de
l’université de Tunis, Tunis 1986).
Ses anciens
étudiants gardent de leur professeur plusieurs qualités, entre
autres : son sérieux, sa rigueur scientifique, son très grand
investissement, et sa parfaite connaissance et maitrise
scientifiques des cours10, des sujets de mémoire, des thèses et tous
les travaux de soutenance, auxquels il participait.
En tant que
professeur émérite à vie, il participa à des jurys de thèses de
doctorat, d’habilitations universitaires, jusqu’à l’année 2008/2009.
Selon sa propre lettre datée du 19 novembre 2009, sa dernière
participation dans une commission universitaire, remonte au mois de
juin 2009.
Au lieu de se
« résigner » au repos, Jean GANIAGE avait opté pour la recherche,
l’écriture, la publication d’articles et d’ouvrages historiques, la
participation dans des colloques et la tenue de conférences
scientifiques, que ce soit en France ou à l’étranger. Durant six
décennies d’enseignement, de recherches, de productions dans le
domaine historique, il avait publié plusieurs livres, articles,
concernant le colonialisme et la décolonisation, les conflits
internationaux, l’histoire de la France moderne et contemporaine, et
surtout l’histoire du Maghreb en général et de la Tunisie en
particulier.
Conseiller
historique et reporter de plusieurs journaux :
Parallèlement à
toutes ses activités scientifiques, Jean GANIAGE était le conseiller
et le reporter historique de plusieurs journaux français de renommée
internationale pendant plusieurs décennies, notamment le prestigieux
journal « Le Monde » dans tout ce qui est lié aux questions
du colonialisme, des mouvements de libération nationale, des
affaires africaines et asiatiques et surtout des questions arabes,
notamment celles du Maghreb11.
Une
publication abondante :
Sans sa propre
collaboration, il nous est difficile de dresser un inventaire
complet de toutes les publications de Jean GANIAGE, en raison de
leur abondance et leur diversité : ouvrages, articles et
interventions, sans oublier bien entendu les cours, les conférences
et les papiers présentés dans des séminaires, des colloques et
congrès scientifiques, organisés, aussi bien en France, qu’à
l’étranger. Nous-nous contenterons de citer ses ouvrages, classés
selon la date de leur publication :
1. Les
Origines du Protectorat français en Tunisie (1861-1881),
Presses universitaires de France, 1959, 776 pages. Réédité en
Tunisie par la M.T.E en 1968.
2.
La population européenne de Tunis au milieu du 19è siècle,
Etude démographique, Préface de Marcel Reihnard, P.U.F, 1960, 101
pages.
3. Une
entreprise italienne de Tunisie au milieu du 19è siècle,
correspondance inédite de la thonaire de Sidi Daoud, Paris,
Presses universitaires de France, 1960, 171 pages.
4. Trois
villages d’Ile-de-France au XVIIIe siècle,
Etude démographique, I.N.E.D, Paris, Presses Universitaires de
France, 1963, 143 pages.
5.
L’Afrique au XXe siècle
(avec la collaboration de H. Deschamps et O. Guitard), Paris,
Sirey, 1966, 908 pages.
6. L’Expansion
coloniale de la France sous la IIIe République,
Payot, 1968,
434 pages, avec cartes. (ouvrage couronné par l’Académie française).
En cours de réédition.
7.
Les
affaires d’Afrique du Nord de 1930 à 1964,
(1ère partie), Paris, Centre de Documentation
Universitaire, 1972, 113 pages.
8. Les
relations internationales de 1890 à 1914,
Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1974, 214 pages,
Rééditions du CNRS, Paris 1999.
9. Le
Beauvaisis au XVIIIe siècle,
T 1, La Campagne, Paris, INED, «Travaux et documents »,
Paris, P.U.F, 1988, VI- 278 pages avec cartes.
10. Histoire
contemporaine du Maghreb,
Paris, Fayard, 1994, 822 pages avec cartes (ouvrage honoré d’un prix
décerné par l’Académie des Sciences d’Outre-mer).
11. Beauvaisis
au XVIIIe siècle :
Cadre urbain et population,
Paris, Editions du Centre National de la Recherche Scientifique,
1999, 285 pages avec cartes. (Ouvrage couronné par l’Académie des
Science morales et politiques).
Quant aux
études, elles sont nombreuses, des dizaines voire même des
centaines. Elles sont sous forme d’articles, d’interventions
présentés aux colloques et congrès scientifiques, publiés dans des
revues, des actes ou des périodiques historiques et diplomatiques de
renommée, en France, dans des pays européens, africains, arabes et
même américains (États-Unis et Canada anglais) etc.
Vu le nombre
élevé de ces études, nous nous contenterons de citer sa plus
importante et ancienne étude démographique qui a fait l’unanimité de
tous les historiens, géographes et démographes tunisiens, consacrée
à la population de Tunisie au milieu du XIXè siècle, à
savoir :
- La population
de la Tunisie vers 1860 : Essai d’évaluation d’après les registres
fiscaux,
in, Revue
Population,
Année 1966, Volume 21,
Numéro 5,
pp. 857-886.
Quant à
sa dernière étude, elle porte sur les relations anglo-africaines au
milieu des années 1880, notamment sur Madagascar, publiée sous le
titre:
-
L’Angleterre et Madagascar,
1880-1885, in, Revue Française d’Histoire d’Outre-mer,
1999, I, pp. 182-209.
Ajoutons à tout cela, ses études et articles de fond, consacrés à
l’histoire du Maghreb et de la Tunisie, parus dans des dictionnaires
et encyclopédies françaises renommés. Parmi lesquels, nous pouvons
citer l’étude collective consacrée à la « Tunisie » (depuis
l’antiquité jusqu’au 2010), parue dans l’Encyclopédia Universalis,
en collaboration avec MM. Michel CAMAU, Roger COQUE, Claude LEPELLEY, Robert
MANTRAN12.
Jean GANIAGE
était également Président Honoraire de « La Société Académique de
l’Oise13 ».
Une thèse
monumentale sur la Tunisie précoloniale et l’établissement du
Protectorat français :
La thèse d’Etat de
Jean GANIAGE intitulée « Les origines du Protectorat français :
Tunisie (1861-1881) », publiée à Paris par P.U.F. 1959, 776
pages, sur recommandation du jury de Thèse, reste après plus de
cinquante ans de sa soutenance, une œuvre monumentale et un travail
inégalé parmi les travaux de recherche historique sur la Tunisie
précoloniale.
En effet, ses
fouilles minutieuses et laborieuses dans les centres d’archives
françaises, italiennes, tunisiennes et allemandes etc., en quête des
documents inédits de tout genre touchant tous les domaines, portant
sur les deux décennies qui ont précédé l’établissement du
Protectorat français en Tunisie (de 1861 à 1881), ont permis à Jean
GANIAGE de présenter une matière historique complètement différente
de celle présentée par les historiens qui l’ont précédé (français ou
étrangers), sur les rivalités coloniales et les circonstances de
l’établissement du Protectorat français en Tunisie !
L’ouvrage
comprend une introduction générale et treize chapitres d’une
importance capitale, ainsi qu’un index des noms, des lieux et
d’organismes, mentionnés dans le livre. Dans le premier chapitre,
l’auteur avait étudié la situation de la Régence de Tunis au début
de 1860 : la vie politique, la société, l’économie, et les rapports
diplomatiques de la Tunisie avec l’Empire ottoman, ses voisins,
ainsi qu’avec les puissances européennes etc… L’auteur avait surtout
excellé dans l’étude de la fiscalité tunisienne et le commerce
extérieur de la Tunisie au XIXè siècle, qui reste selon
la plupart des fins connaisseurs de la question, « un travail
parfait » !
Dans les douze
autres chapitres, il avait étudié et analysé l’évolution de la
situation en Tunisie, de 1861 (date de la promulgation de la
première Constitution dans le monde arabo-musulman), dans tous les
domaines, jusqu’à l’établissement du Protectorat français en Tunisie
et la signature du Traité du Bardo par Mohamed Sadok Bey, le 12 Mai
1881.
Cette édition restait la
seule en circulation, que ce soit en Tunisie ou en France, jusqu’au
milieu des années 1960, lorsque le président tunisien Habib
BOURGUIBA qui avait lu et apprécié l’ouvrage, donna ses instructions
au Secrétaire d’État aux affaires culturelles et des médias, Chedli
KLIBI afin de rééditer cet ouvrage en Tunisie14.
La Maison
Tunisienne de l’Edition qui avait pris l’affaire en main, avait
apporté quelques modifications touchant la forme : les notes de bas
de page, l’index, les références bibliographiques et les sources
etc. Quant au texte original de la thèse, il restait intact sans le
moindre changement. L’édition tunisienne de 613 pages (au lieu de
776 pages dans l’édition française) a vu le jour en 1968 avec 500
exemplaires dans l’édition française.
L’édition
tunisienne avait en outre bénéficié de quelques corrections et
modifications apportées par l’auteur lui-même au cours des années
1960. En effet, sa découverte de certains documents aux centres
d’archives européennes (en France, en Italie etc...) et surtout aux
Archives Nationales de Tunisie, se rapportant à la période qui avait
précédé le Protectorat français (de 1875 à 1881), qu’il n’avait pas
eu la chance de consulter pendant la préparation de la thèse, n’ont
fait que confirmer ou infirmer certaines hypothèses et analyses de
l’auteur.
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