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100 ans d'industrie mécanique textile
à Saint-Just en Chaussée
par Bernard de Séréville
ancien industriel

 

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Introduction

            Aux 17e, 18e et 19e siècles, le sud du plateau picard avait acquis une notoriété certaine dans les productions textiles de qualité. A Saint-Just en Chaussée, la famille Legrand fut peut-être la plus importante en faisant travailler à domicile des dizaines de familles ouvrières suivant l'organisation dite du "magasin".
           
Cette production réputée de bonneterie dans cette zone géographique attira d'autres fabricants, comme Tailbouis. Des constructeurs implantèrent alors des ateliers de réalisation de machines textiles. C'est ainsi qu'Auguste Bonamy vint s'y installer en 1863.

             La mailleuse et les Jacquin

            En 1840, à Troyes, un inventeur génial d'origine jurassienne, Julien-Joseph Jacquin, horloger de son état, trouve   enfin la solution mécanique pour réaliser automatiquement du tricot : "la mailleuse". Cet homme, très actif et turbulent, après avoir déposé des brevets dans des domaines très différents, quitte la France en 1852 pour des raisons politiques. Il a alors déjà développé avec Emmanuel Buxtorf une machine à tricoter circulaire qui permet enfin d'obtenir une production importante et régulière.
           
Mais il revient rapidement installer un atelier à Paris pour un de ses fils. C'est là que quelques années plus tard, ce dernier, Gustave-Anatole Jacquin, recrute et forme un jeune cherbourgeois aux talents prometteurs tant en mécanique qu'en organisation. L'intérêt des Jacquin s'était porté simultanément vers la fabrication des confiseries pour laquelle ils avaient, là aussi, accompli des progrès considérables en matière de qualité et de quantité de production. La partie machine textile qui les intéresse moins, est alors cédée à Auguste Bonamy avec la cinquantaine de machines-outils et les équipements nécessaires à la construction des métiers, les droits de propriété industrielle et les droits commerciaux attachés à leur notoriété.

             Tailbouis à Saint Just en Chaussée   

             Saint-Just avait été choisi par Edouard Tailbouis pour développer son affaire. Initialement, seulement impliqué dans le commerce à Paris, puis dans la fabrication des jerseys à Saint Just, il rachète petit à petit les magasins et ateliers de ses patrons.

            Vers 1855, il s'intéresse à la construction des métiers. Il commence par acquérir des métiers rectilignes à bas, récemment brevetés en Angleterre par Hine-Mundella, sur lesquels il met au pointle "pied français".

           A partir de 1861 il se présente comme constructeur de métiers. Mais avant de connaître le succès le fameux métier Tailbouis se révèle délicat à mettre au point. Jacquin, un de ses plus importants fournisseurs de métiers, vient lui apporter son aide. C'est ainsi que Bonamy connaît Saint Just.

             Auguste Bonamy, Constructeur

           Un beau montage industriel innovant se prépare : brevets et fichier commercial, machines-outils et équipements, usage du nom venant de chez Jacquin, et cédés à Bonamy - usine neuve dans un environnement local maîtrisé, financée par Tailbouis et construite selon les conseils de Jacquin - opérateur industriel compétent avec Auguste Bonamy. Le système fonctionne correctement pendant plusieurs années, car en parallèle Bonamy exploite son propre atelier "chez Tailbouis". En dehors de leur travail en commun (quelques brevets), il garde le droit de déposer ses propres brevets et de développer une affaire de mécanique (machine à vapeur) et d'électricité, nouvelle venue dans le monde industriel. 
          
En effet, comme pour presque tous les biens d'équipement, les cycles économiques marquent la vie des affaires et il vaut mieux avoir une certaine diversification pour survivre aux crises récurrentes. Si Auguste Bonamy connaît ainsi un bon développement, il n'en est pas de même de Tailbouis, dont les activités de fabrication de tissus rencontrent des difficultés, alors que ses activités de constructeur connaissent des déboires encore plus importants. Ces dernières se terminèrent en 1880. Son usine de Saint Just fut vendu cinq ans plus tard à la famille américaine Weeks. Son neveu, Touzé - et associé en des temps antérieurs  - cessa à son tour toute activité dans les tissus en 1893.
          
C'est en 1865 qu'Auguste Bonamy arrive à St Just en même temps que Maxime Naquet, qui donnera à la ville une lignée de notaires. Il se marie rapidement avec Louise Désirée Deboves, descendante de Valentin Legrand, grand développeur historique de la bonneterie dans le canton. Louise appartenait aussi à la lignée Haüy, autre famille aisée de tisserands saint-justois, très inventive, connue entre autres par les illustres frères René-Just et Valentin. Dans la famille, il est dit que le choix de la localisation industrielle par Auguste avait été heureusement complété par une inclination, datant de ses voyages de mise au point de métiers chez Tailbouis. Une fille, Augustine, naîtra de cette union.
          
Parmi les premiers vingt-cinq brevets déposés par Auguste Bonamy, il faut surtout mentionner celui du métier à filets de pêche, rectiligne, donnant des panneaux de filets maillés. Ce métier, construit à plus de 800 exemplaires, assurera pendant une centaine d'années une notoriété internationale à la Société.
           La guerre de 1870 par sa brièveté n'aura pas un grand impact sur le tonus de l'industrie française. Mais le paiement des réparations pèsera pendant de longues années sur l'économie de toute la nation, jusqu'au niveau de la Commune de St-Just.
           1880 est non seulement endeuillée par le décès de son épouse Louise, mais aussi par l'arrêt des activités de Tailbouis. Il faut d'urgence construire une nouvelle usine. Ce sera route de Valescourt, aujourd'hui rue Auguste Bonamy. Bel ensemble industriel de l'époque avec en son centre une machine à vapeur pour générer l'énergie de rotation nécessaire à toutes les machines-outils; et une belle cheminée, symbole de l'industrie. A côté il se construit une maison qu'il entoure d'un grand parc avec jardins de buis classiques et trois serres. Il prend alors une nouvelle épouse, Marie Avoyne, autre saint-justoise.
           En 1890, Auguste Bonamy recrute Léon de Séréville, jeune ingénieur de l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures de Paris, spécialité constructeur. Très inventif, ce dernier participe à son tour à cette course à l'innovation technique. Citons à ce stade le brevet de l'ourlet défilable, dit ourlet à la française, qui apporte une énorme facilité au montage des bas.
          
Suivant un schéma fréquent, Léon de Séréville épouse Augustine, qui lui donnera trois ans après un fils, René.
           Les Ateliers connaissent un immense succès lors de l'Exposition Universelle de 1900. La gloire technique est au rendez-vous. Auguste Bonamy y associe étroitement ce personnel qu'il a recruté localement, complètement formé, promu, valorisé, ... et dont il aide à la bonne santé grâce à une Société de Secours. Tous sont fiers d'appartenir à l'Entreprise de mécanique la plus importante du canton. La renommée internationale commence.
          Les Ateliers continuent de se développer à travers les crises économiques et en 1902 Auguste Bonamy commence à organiser le transfert de la société à Léon de Séréville en le prenant comme Gérant-associé. C'est le moment dramatique où Augustine décède en n'ayant donné vie qu'à deux enfants, René et Marie-Louise. Le passage managérial complet se fera cinq ans plus tard.           
          A noter que de 1874 à 1925, Auguste Bonamy fait partie de manière continue du Conseil municipal de Saint-Just, où il assure à plusieurs reprises les fonctions de premier Adjoint et de Maire par intérim.
           

 
Etablissements L. de Séréville

         Léon de Séréville prend les commandes d'une société en bonne santé, mais dans un climat général des affaires pas très positif. Sept ans plus tard, c'est la Grande Guerre, qui bouleverse tant de choses. Pendant cette période, Léon de Séréville travaille beaucoup la technique et dépose entre autres le brevet du métier à filet de pêche à double noeud (série DN) qui donne une nouvelle impulsion à la vente internationale de ces métiers et le brevet du métier à faire des filets à mailles carrées pour la broderie, bijou d'astuce technique. Il dépose plus d'une vingtaine de brevets.
         
Il se remarie en 1910 avec une amie d'enfance bourguignonne et a tout de suite deux nouveaux enfants, Pierre et Geneviève, future Madame Guitry, qui sont élevés bien différemment des deux premiers, loin des techniques et de l'industrie.
           Quand la Grande Guerre éclate, la Société est "réquisitionnée" pour construire des matériels mécaniques d'artillerie. En 17, Saint-Just, bombardée, abritant le QG de Foch, est déclarée dans la zone des combats. En raison de ses fabrications, la décision est prise de déménager l'usine. Une nouvelle usine est construite en un temps record au Mans et le déménagement, personnel et machines-outils, est conduit par René, encore élève à l'Ecole Centrale, avec un seul mois d'interruption des fabrications. Exceptionnel. Le siège social de l'Entreprise est transféré dans un nouvel établissement à Paris.


Documentation commerciale du métier à filet de pêche. 1920

           La reconstruction des industries textiles anéanties du nord et de l'est de la France, la reconquête des marchés extérieurs mondiaux perdus pendant le temps de guerre procurent un haut niveau d'activité à toute la branche industrielle des constructeurs. Selon des relevés professionnels les Etablissements L. de Séréville se situent avec leurs trois cents ouvriers, travaillant sur trois sites, en tête de la profession, et leader majoritaire sur les segments des machines à tricoter circulaire de grands diamètres (80% du marché) et des métiers à filets de pêche (90%). 1929 reste la dernière année avec d'excellents résultats, avant que la crise internationale, qui suit la Deuxième Guerre Mondiale, ne s'abatte sur le Continent. Léon de Séréville, industriel réputé, est nommé Conseiller du Commerce extérieur de la France.
         
L'Entreprise s'adapte maintenant à la nouvelle conjoncture en réduisant fortement la voilure.
           Après la guerre, René de Séréville a brillament développé sa carrière, chez son père, dans des fonctions techniques puis commerciales. Il quitte alors, en 1932, la Société pour reprendre une affaire de fûts métalliques avec un ancien saint-justois, formé aux Etablissements.
          
Quand en 1939 Léon de Séréville décède, René revient pour exercer la responsabilité de Gérant dans un nouveau montage actionnarial délicat.

             Etablissements de Séréville

             Septembre 39 et surtout le printemps et l'été 40 sont dramatiques. Ils se concluent d'abord par un nouveau déménagement dans l'urgence des fonctions de direction de Paris à Hendaye et leur retour, puis par une autorisation de travailler dans un mode restreint sur des programmes civils imposés, sous une surveillance tatillonne.
             
Après la guerre, c'est la reconstruction de la France. Le textile n'est pas prioritaire. L'apparition des nouvelles fibres modifie les techniques. Et puis finalement les orientations industrielles nationales conduisent à abandonner ce pan de l'économie. En dix ans - de 60 à 70 - l'industrie de construction des machines pour le textile est, en conséquence, rayée de l'industrie française.


Le métier à tricoter circulaire ayant servi à la mise au point de la bouclette double-face . 1954

       

          La dernière action entrepreunariale de René de Séréville est de fermer en douceur les Etablissements. Tout le personnel, dont la qualité est largement reconnue sur la place, est instantanément reclassé dans les nouvelles implantations industrielles autour de Creil - Montataire - Nogent - Liancourt.
         
Pendant toute sa période à la tête des Etablissements de Séréville, René de Séréville continue d'être inventif, surtout passionné par l'obtention de bouclette sur une seule face du tissu maillé, puis sur les deux faces (la bouclette double face). Ce dernier produit connaîtra plus tard un destin mondial à l'origine de la "laine polaire". Sur la dizaine de brevets qu'il dépose en France, entre 1937 et 1966, trois sont consacrés à ce sujet.

            Conclusion

           L'automatisation mécanique de la fabrication de tissus maillés - le tricotage - a accompagné pendant 120 ans l'industrialisation de la France. Les hommes qui l'ont conduite - les Jacquin, Bonamy, Séréville, et tous ceux de Troyes et d'ailleurs - ont fait preuve d'une inventivité remarquable, représentée entre autres dans plus de 800 brevets pris dans la profession.

           Ils ont accompagné de manière innovante la construction d'entreprises industrielles moyennes au rayonnement international pour la construction de métiers toujours plus performants, et par leur esprit mécanique fait des apports continus à l'évolution de l'industrie française.
         
L'histoire de notre lignée de pensée - les Séréville - , avec plus de 120 brevets et cette recherche permanente de l'innovation technique, sa belle continuité dont 100 ans à Saint-Just, est d'un intérêt général. Comme d'autres grandes familles de l'industrie, son action illustre les effets d'une volonté créatrice sans faille. 
           Ce travail en profondeur, réalisé avec des hommes qu'ils ont choisis et formés eux-mêmes a marqué les pays où ils avaient décidé de s'installer, Troyes, Paris et Saint-Just en Chaussée.


Photographie aérienne du site industriel Bonamy-Séréville à Saint-Just.1970

           Note écrite le 14 juillet 2008 pour la Société des Sciences, Arts et Belles Lettres de l'Oise, par Bernard de Séréville, ancien élève de l'Ecole Polytechnique, fils aîné de René.

Documentations et éléments sont la propriété de la famille de Séréville et ne peuvent être utilisés sans autorisation de l'auteur Bernard de Séréville du livre "Les Etablissements de Séréville".

Cette note porte la référence 08-033.

 
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